RêVES D'INSECTES
F. ARRABAL

 

 

LE CHARANÇON 

Cloîtré dans un petit pois,
le charançon prudent
balance entre l'introversion et la misanthropie.

Or, sur le point de poindre,
il se claquemure dans des entrailles,
non pour naître à nouveau,
mais bien pour s'enterrer.
Il ne se satisfait de rien de moins
que de tout,
mais, comme tout lui paraît peu,
il se retire désenchanté
dans la grandeur de son espérance frustrée,
dans l'humilité de son grain creusé.

Tout est occupé par sa connaissance,
soulagement de sa solitude,
bien que non de sa reconnaissance.
Il ne crève pas de méconnaissance,
sa mélancolie l'entretient
en le retenant.
Il voudrait vivre dans le néant,
celui qui est toute intelligence.

Si le pessimisme, cúur de la prudence,
est une ombre si flamboyante,
qu'en serait-il de la lumière !

 

 

LA LIBELLULE

Avec quelle exaltante exactitude
la couleur,
jalouse de la forme,
conçut-elle les nuances
sur les ailes
de la libellule !

Avec quels flamboiements précis
l'harmonie
mit-elle la dernière touche
au reflet irisé de sa palette !

Avec quelle révérence juste
les sentiments
varièrent-ils leurs tons
pour une beauté
plus ressentie que créée !

Avec quelle profusion infinie
les infinies couleurs
cessent-elles d'être superbes
pour paraître sublimes !

 

 

FIL DE LA VIERGE

Entre deux cimes,
d'un souffle l'araignée trace
comme une ligne de subtilité
le fil de la Vierge.

Comme le fil l'emporte sur la toile
dans le croisement de la précision et de l'habileté !
Magnifique est le point qui brille,
plus encore la ligne qui luit.
Il respecte la symétrie qui entre en harmonie
avec le sentier.
Détour plaisamment perdu
autant que droitement trouvé,
plus que finesses de labyrinthe,
c'est un raccourci raffiné.

Fibre qui demeure dans l'air
qui la bâtit avec son fil
qui, par éclat, anime la nuit
avec une grâce si éthérée.

Quelle est sa durée et quelle est sa fin ?
dans l'existence et dans l'être ?
Car la subtilité est fille de la rigueur
et mère de la finesse.

 

 

DU GRILLON

On peut fort admirer
avec quel doux entêtement
le chant du grillon va
s'emparant de la nuit.
Il pénètre dans l'obscurité,
brise le silence,
triomphe des ténèbres sourdes,
monte, croît et prédomine.

Son cúur étant déjà prêt,
le grillon passe des nuits blanches.
L'amour lui transmet son élan.
Le crépuscule recueille en son sein
le meilleur de son chant,
la chaleur l'enveloppe et lui fait écho,
l'air lui donne haleine et souffle.

Le refrain s'enracine dans ses entrailles
lorsqu'il frotte ses élytres.
Qui a tant de son
pour confesser son zèle
atteint sa récompense.

Comme le chant sonne juste !
il réjouit l'ouïe de qui l'écoute,
et plus encore du maître aimant qui l'accueille.

 

 

LE VULCAIN

La beauté jugea
la terre étroit musée,
elle chercha dans l'air
et aux confins de la grâce et de l'harmonie,
elle trouve le papillon sphinx.

Quels mystères se cachent
derrière ses murailles de pourpre !
Tant de prodiges avec tant d'harmonie,
tant de variété avec tant de constance,
car sa mesure ne s'explique pas
en décomposant ses éléments.

Pompe de l'ineffable grâce,
conséquence des attributs subtils,
car rien ne peut amender
un atome de sa beauté.
Ses ailes vêtues de cendre
se revêtent de splendeur
de son manteau immaculé,
aussi délié et délicat
que se piquant d'excellence.

Obstiné dans la découverte,
les mots me manquent
où la dévotion me submerge.

 

 

MILLEPATTES

Vois avec quelle cocasserie
entre le millepattes dans l'existence !

Le millepattes est un vagabond
qui ne compte pas son chemin
par enjambées,
mais par défilés.
Pour un seul pas,
quelle ardeur si encombrée !
Ses pattes ne tremblent pas tant de maladresse
que de retenue.

Son corps gainé de genoux
héberge la divagation.
Savourant la nonchalance,
son cúur ne sait
si le pressentiment le guide
ou la coutume le porte.
Contemplant ses pieds si petits,
il rêve à d'infinis chemins

Il demande au temps de lui accorder un moment,
celui qui désire une éternité de flâneries.

 

 

LONGICORNE

Avec quelle pénétrante antenne
le longicorne
considère-t-il la table
que le pêcher lui offre.

Il vante d'abondance
loue la maturité
admire le présent.
Tout cesse d'être grand
pour être de l'infini, cadeau.

Un matin il goûte tel plat,
et d'autres un autre,
tel jour il apprécie le fruit sucré
et tel autre l'acidité de la feuille
ou l'âcreté des tiges
ou le sel des racines.
Sachant ce qu'il doit manger,
il sait mieux l'atteindre
et en goûte la sève et la saveur.

Dressant sa corne aiguë,
il contemple l'immense panache
du pêcher
que le ciel ne peut contenir,
et moins encore la terre.

 

 

LE PERCE-OREILLES

Que perce donc avec sa pince
le perce-oreilles ?
Quel noir forfait a-t-il commis,
le forficule ?
Peut-être a-t-il émasculé
quelque muscle distrait ?
De la surface de la terre
Faut-il qu'on raye
le perce-oreilles ?

Je l'ai vu mangeant par la bouche,
mais jamais par la queue.
Paré de paresse,
nourri de pétales
et orné d'une pince
qui ne coupe, ni ne tranche
ne châtie, ni ne châtre.

Sa légende est aussi tenace
que le préjugé,
car il jaillit toujours neuf le prurit
comme toujours persiste le vieux rite de préjuger.

 

 

LE VER À SOIE

Retiré dans sa cour de carton
théâtre de sa prouesse,
le ver à soie,
dans les fers de sa modestie,
fable et phénix devenait
pour l'émerveillement de mon enfance.

Il creusait sa propre réserve
et ne trouvait en lui que bave
pour filer son immortalité.
Prévenant par son travail
ce qui lui manquait de morgue cachée,
il commençait par une fibre secrète
et finissait par une franche pelote.

Immolé, il rehaussait sa fin,
de son trépas il faisait un triomphe
quand frémissait la vie
de son proche passage.

 

 

PETITE LIMACE DU ROSIER

Lors de sa conception,
la petite limace du rosier
conçut qu'elle ne pourrait se sauver
qu'en bavant flatteusement,
son havre de salut
n'a jamais manqué de salive.

Plus pour son profit
que pour son plaisir,
elle feint d'être aussi pleine de gratitude
que dépourvue de grâce.
Elle voit mal, mais regarde bien,
suspendue à celui qu'elle courtise.

La flatterie se glisse dans l'éloge
et en glace le sens,
ne laissant derrière elle
que des sillons de bave.

Quand les mots lisses sortent par la bouche,
entre la liesse,
mais le fait austère prévaut.

 

 

SCORPION

A la promptitude
le scorpion
sait trouver un raccourci.
Il accommode cette vertu
à la précision
et, ensemble, elles forment le javelot soudain.

Prompt dans son verdict,
rapide dans sa piqûre.
Acuité couronnée de venin,
il est le héraut de sa réputation,
car si le plus féroce pétrit avec du sang,
le scorpion pétrit avec du poison.
Aspirant à achever à la première occasion,
il met en alerte sa dissimulation,
dictant de la réserve à son élan.
Il peut conter ses condamnations,
mais non faire le compte de ses pardons.

L'ambition décida
de porter dard,
c'est ainsi que le scorpion
pervertit l'écrevisse.

 

 

CHENILLE GÉOMèTRE

Le zéro dispose
et l'un exécute.

La chenille géomètre
mesurant qu'elle ne sait mesurer
ce qu'elle doit mesurer calcule,
en tâtant son passé.
Mêlant infortunes et fortunes,
elle invente la mesure
et avive le souvenir
par des règles mesurées.

Quand la chenille souffre,
elle mesure ce qu'elle vaut seule,
elle découvre la quantité
et imagine la qualité.

Le souvenir compte
et l'oubli soustrait,
car ce qui ne se compte pas
est comme s'il n'était pas.

 

 

SCARABÉE

La scarabée suppose un créateur
conquérant d'exactitude,
mais soumis à la mesure.

Grand est l'ornement de sa carapace,
plus grand encore celui de son destin,
hier larve, úuf avant-hier,
aujourd'hui voyageur coprophage.
Il éprouve un tel appétit !
Avec quel plaisir d'excréments il se repaît !
Quand il les émiette, meilleur est leur goût,
car rien est tout.

J'approfondis l'essence sans défiance
avec défi je le contemple
et mon zèle s'enflamme
face à un banquet de fèces.
Chaque mets mérite une éternité.

Convié à d'uniques agapes
où celui qui convie, inconscient,
est festin du convié.
A la faveur de la contemplation correspond
la ferveur de l'admiration.

 

 

TêTE DE MORT

Sa dévotion avivée par la foi,
le papillon de la mort
vole vers la lumière,
irrémédiablement.

Si amateur d'éclat
que sa curiosité le perd.
Avec quelle joie il se joint au reflet,
avec quel plaisir il accueille le flamboiement.

Il veut s'apaiser dans la contemplation
et voltige en quête d'espace
entre la lumière et le feu.
Aussi bien préparé à l'éclairement
que mal disposé à l'éblouissement.

La splendeur entre par ses yeux
et, bourreau de son corps,
triomphe de son instinct.

L'entendement admire et la volonté brûle.
Le papillon se jette sur la flamme
pour la comprendre et s'embraser.
Il s'y meurt,
seule la lumière demeure.

 

 

LE FRELON

Avec une voracité insatiable
d'un mets infini de violence
où l'avidité avec la perversité voisine,
le frelon,
qui se pique d'être guerrier,
pique et tue avec sa pique.

Il est juge et bourreau,
d'autres preuves il n'a besoin,
il condamne, aussi insensible
que les condamnés, sa cible,
souffrent dans leur sensibilité.

Il déborde de culpabilité
autant qu'il manque de remords,
il troque les liens de l'instinct
en lacs pour ses forfaits,
tout entier consacré à la mort,
lui qui toute sa vie a profané.

La colère lui monte par la queue
face à face avec la rage,
première et dernière fois
qu'il fiche sa flèche,
il meurt en donnant la mort.

 

 

L'ÉPHÉMèRE

L'éphémère
vainc l'invention de l'instant
par l'intensité de l'instinct.

Son enfantement est un enchantement,
ses couches sont une merveille
où point l'aube de sa vieillesse.
Elle ne fait pas de son enfance noviciat,
mais, dès la première heure,
pour s'enlacer elle danse,
prenant le chemin des obsèques.
Elle sera plutôt connue comme morte
que comme mère.
Tant elle retourne vite à la poussière !

Avec quelle impatience elle surgit,
aussi vide d'avenir
que pleine du présent !
Avec quelle diligence elle émerge
dans son petit moment d'éternité !
Avec quelle ardeur elle découvre le temps,
et avec quelle célérité elle en jouit !

Que l'existence est éphémère...!
Quand il semble qu'elle jaillit toute entière,
elle s'achève dans le néant.

 

 

LA LARVE

Elle s'est recroquevillée dans son cocon
la larve,
voyant le peu qu'elle valait.

Elle niche dans son propre sein,
la solitude lui est grille,
la retraite jalousie,
elle se repaît de ses entrailles,
les yeux clos aux vicissitudes
et ouverts aux métamorphoses.

En tenue d'ermite
elle médite,
s'allonge pour se reposer
et, dans le désert,
elle disserte,
considérant la grandeur du papillon
au regard de sa petitesse :

La transfiguration n'évite pas l'invite
de la larve,
grosse de désespoir,
pour donner l'existence
à l'essence du papillon.

 

 

L'AGRION

L'agrion
vole sans remarquer qu'il vole
et sans comprendre ce qu'est voler.

Fatalement, il s'obstine à trotter
et se dandine sans remède
en volant.
Lorsqu'il parvient à ouvrir ses ailes,
il s'aperçoit qu'il s'est trompé.
Détrompé, il se transporte
de présage au vertige,
oubliant la terre,
il n'en touche que ce qu'il faut pour s'élever.
Ses ailes ne sont pas tant faites pour l'orner
que pour le réhausser.

Comme elle pourrait bien se mouvoir, la passion,
si elle volait,
happant au vol
l'inspiration !

 

 

L'ABEILLE

Elle gît dans la puérilité,
l'abeille,
et ne s'éveille qu'à la discipline,
centre de sa confiance,
but de ses efforts.

Quasiment stupide tant elle est grégaire,
elle vit, ne vivant qu'à demi,
car peu ou prou elle ne perçoit
celle qui, par grappes, se soumet.

S'attrouper n'est qu'enfantillage
qui agglutine les vétérans
pour les faire se dérober, tels des novices,
à l'exigence.
Abîme de soumission est l'obéissance
à qui ne manque point une once de renoncement,
échouée dans une perpétuelle servilité.

Pour que les abeilles
apprennent,
elles n'ont qu'un seul roi
qui est reine et tend dard.

 

 

FAUCHEUX

Chaque très longue patte
du faucheux
convoque la grâce
dans l'espace de la perfection.

Le fil virginal tisse la broderie,
les extrémités se meuvent
et le sage s'émeut.
Ce que diminue le cadre d'une toile,
l'art de l'instinct l'agrandit.

Le dessin transparent
renferme le génie le plus fragile
qui ait sa place au firmament ;
mais de génie si plein il paraît
qu'il apparaît rempli de grâce.

Quel festin de fête
pour le spectateur de la galerie
devenue paradis.

 

 

VER LUISANT

Le profond sentiment
donne son minuscule éclat
au ver luisant.

La nuit vêtue de pénombre
se revêt d'étincelles.
Le lucide leurre
couvre l'obscurité
et cache l'incertitude de l'ombre.

Avivée la lumière,
l'anxiété s'éveille,
le frémissement s'accroît
au rythme du désir.
S'allumant ou s'éteignant
à mesure que son cúur s'embrase,
illuminé d'amour,
l'ébloui porte lumignon
qui clignote dans les ténèbres,
subtilité prompte,
étincelle de l'esprit.

Il y aura des lumières tant qu'il y aura
des vers luisants énamourés !