LES ROMANS DE LA RENTRÉE
Fragments d'une grande d'Espagne
La Vierge rouge , par Fernando Arrabal, éditions Acropole, 260
pages, 95 F .
Décidément, la crête des
Pyrénées coupe le flanc de l'Europe en deux vérités
distinctes (ou en deux erreurs), et décidément Fernando
Arrabal, à travers ses défis, ses appels, ses libertés,
est une grande conscience.
La raison avouée de son nouveau livre, " la Vierge
rouge ", est un événement qui occupa la
police et la justice espagnoles en 1935: une femme de 36 ans,
d'une famille bourgeoise d'avocats, Aurora Rodriguez Carballeira,
tua de six balles de revolver sa fille Hildegart, âgée
de 16 ans.
Aurora, en 1918, lisant un livre pris dans la bibliothèque
de son père, probablement un livre de philosophie, ou de
théosophie, ressentit un appel, une intimation spirituelle.
Avec un homme inconnu d'elle, requis rien que pour ça,
sans mariage, sans sentiment, sans aucune sensation, elle conçut
un enfant qu'elle savait devoir être une fille.
Elle éleva ellemême sa fille, Hildegart, soit dans
le jardin ou au rezdechaussée de la Maison pour les Sciences
et les Arts, soit dans la cave pour des opérations de métamorphose
de la matière, soufre ou mercure, dans un four qu'elle
avait fait construire exprès. Aurora ne voulait pas que
l'autorité publique vienne lui prendre sa fille de force,
pour la former à sa manière, comme cette autorité
avait pris déjà son jeune frère Benjamin,
devenu un chef d'orchestre renommé.
Mais il y avait, abrité dans un pavillon du jardin, un
vieil homme hémoptysique, à qui n'échappaient
pas les progrès de la petite Hildegart. A 14 ans, elle
était déjà un phénomène de
culture et d'intuition mathématique, psychologique. Tenus
au courant par ce témoin, des gens comme Einstein, Freud,
H. G. Wells, Havelock Ellis se préoccupèrent des
facultés d'exception d'Hildegart. Son départ pour
Londres fut organisé, dans le dos de sa mère. La
veille du départ, Aurora tua sa fille.
Le livre de Fernando Arrabal est, dans son genre, un chefd'oeuvre
Un chefd'oeuvre seul de son espèce, car il appréhende,
il sonde l'acte d'Aurora Rodriguez (la mère qui tue sa
fille), par des pistes que jamais ne fréquentent policiers,
magistrats, journalistes, romanciers.
C'est Aurora ellemême qui s'exprime, dans ce livre, par
124 courts " chapitres " (chacun excède
à peine une page). Dès les premières pages,
le ton de la voix et la teneur des propos d'Aurora nous donnent
le sentiment que cette femme n'est, au sens habituel des termes,
ni une folle, ni ce qu'on appelle une criminelle, ni exactement
une illuminée.
A partir du jour de janvier 1918 où Aurora, de par la lecture
de quelques lignes, se sent et se sait orientée vers la
" conception " (physique puis spirituelle) de cet être,
Hildegart, elle accomplit chacun de ses actes avec calme et lucidité.
Elle ne fait pas d'erreur, et elle est efficace, le développement
extraordinaire de sa fille le prouve. Mais l'itinéraire
qu'accomplit Aurora, comme par l'entremise, si l'on veut, d'Hildegart,
échappe entièrement au jeu innombrable de causes
et d'effets matériels, sociaux, légaux, unanimement
respecté. Le couple AuroraHildegart évolue sur une
autre orbite, orbite qui bien sûr ne passe pas par Londres
ni par ses penseurs " reconnus ", fussentils géniaux
. Selon l' " écoute " d'Arrabal, Hildegart
apporte d'ailleurs ellemême son concours à l'accident
final.
En comparaison du témoignage d'Arrabal, tous les procèsverbaux
de police, toutes les cours d'assises, tous les reportages des
journaux et tous les romans " chosifient ", détournent,
raplatissent au ras des pâquerettes ce qui a eu lieu. Les
124 fragments de " la Vierge rouge " sont comme autant
d'éclairs d'âme, immatériels, qui permettent
d'entrevoir, dans sa vraie singularité, un cheminement
sans exemple.
Il existe peutêtre un " feu spirituel " particulier
à l'Espagne. Car la langue, la voix, prodigieuses de pureté,
de chaleur, d'intensité d'Arrabal, dans ces fragments qui
en même temps ne semblent pas écrits mais jetés,
font penser à une suite de dessins rapides d'un Picasso
qui répéteraient par exemple le crâne accentué
d'un taureau piste contre une ampoule électrique allumée.
Et la très étrange franchise claire et ferme de
la voix de son Aurora rappelle l'immense texte de Leonora Carrington,
" En bas ", Carrington qui n'est pas espagnole
mais qui, dans ce texte, rend compte d'événements
qu'elle a vécus en Espagne en 1940. Le plus beau, peut-être,
est que chaque úuvre d'Arrabal, accomplie comme celleci
ou manquée, parait ne faire d'ellemême presque aucun
cas.
Michel Cournot