ARRABALESQUES

LETTRES
A
JULIUS BALTAZAR

F. ARRABAL

 

 

 

PREFACE DE
MICHEL DÉON

POSTFACE DE
MILAN KUNDERA


* * *

ROUGERIE

Préface

Si l'on veut la preuve qu'Arrabal n'a jamais été surréaliste, la voilà bien. Même le critique le plus miteux, l'Universitaire le plus ringard ne saurait retrouver dans cette langue superbe qui est toute musique, exaltation et amour, la moindre trace du laborieux travail verbal des surréalistes du dernier train. Arrabal, si Espagnol soitil, est le fils de cette Europe que Zeus en costume de taureau Miura enleva un beau soir de l'Eté grec et enferma pour toujours dans le cabinet des plaisirs secrets. J'ai d'ailleurs vu Arrabal interpréter le rôle de Dieu, important mais un rien suffisant, au cours d'un défilé dont l'esprit était un hommage grandiose au lieu commun. Ce soirlà, il s'est trahi, il a révélé son incroyable ascendance, une des plus anciennes du monde.

Avec Baltazar, il a rencontré un interlocuteur à sa mesure. Il a reconnu en lui un fils de roi et lui a adressé pendant plus de vingt ans des missives d'une lucidité capitale. Il a inventé à lui-même ce jeune faune qui caracole dans les espaces. Il a veillé sur son art, avec un soin touchant. On remarquera qu'il parle souvent de la bite de son disciple et voue une sainte admiration à ce pinceau magique. Je n'ai' pas de lumière particulière sur la bite de Baltazar mais à ceux qui s'offusqueraient d'une telle obsession, je conseillerai d'ajouter un deuxième t. Ainsi aurat-on la bitte qui, à quai, attend le núud coulant de l'amarre lancée par un marin de retour au port. Toutes les aventures sont permises audelà de l'horizon, mais il faut savoir un jour regagner son havre. On n'en doutera plus quand on lira sous la plume d'Arrabal ce conseil à son disciple (un jour le disciple mangera le maître, et Fernando le sait) ce conseil qui est de tous les temps , " Fureur et mystère dans tous les rendezvous. Lucidité, équilibre, intelligence, jugement, bon sens, compréhension, raison et... oubli sera notre principe . " Voilà encore quelques préceptes qui provoqueront outretombe la fureur des surréalistes et dessineront sur les lèvres desséchées du cher Dali un malicieux sourire posthume.

Michel Déon
de l'Académie française


2 février 1967

Cher Baltazar des aphorismes,

Philippe Soupault (1) viendra dimanche à 14 h 35. Il prétend aimer ma musique... parletil de mon style ou me confondil avec Schubert ? Viens toi aussi... après la messe. " Mieux vaut vivre dans un désert que le blâmer " : Dhammapada (2), et les BhagavadGîta (3) répondent quelque cent ans auparavant " la vérité demeure cachée pour celui qui voit les choses comme séparées ". Je ne sais pas pourquoi j'imagine que pour Soupault tout ceci c'est, plutôt que de l'indien, du chinois.
Ma bibliothèque renferme une chauvesouris derrière chaque livre. 40 000 au moins ! Toutes ces petites bêtes, bercées par l'insomnie, attendent que je consulte leur propre livre pour respirer. Dans leur coquet et minuscule logement c'est fou ce qu'elles peuvent inventer pour attirer mon attention sur leur bouquin. Les éditeurs ne pensent plus à elles et encore moins les auteurs.
Je t'envoie six sardines jalouses des chauvessouris.

F. Arrabal

(1) Philippe Soupault : écrivain surréaliste français, né en 1897.
(2) Dhammapada : poème pali (écriture bouddhiste de l'inayana).
(3) BaghavadGîta : poème sanskrit inclus dans le Mahâbhârata.

 

3 février 1967

Cher Baltazar,

Cijoint la dédicace pour notre premier livre Huevo filosófico (1)... qui, j'espère, sera suivi de beaucoup d'autres.
Bien à toi.

F. Arrabal

 

" A. Dali (2)

La gloria perjura de Baltazar se insinúa en el compás del tumulto.
Ha entrado de tu mano en el círculo del enigma. Sin eclipse nos arrebata.
Jubilosamente te dedicamos este libro. "

F. Arrabal

(1) Editions Panique, illustré d'un dessin de S.D. et en autre de J.B. Reproduits au cliché trait. Paris, 1967. (2) Salvador Dali : peintre espagnol, né en 1904.

 

 

28 février 1967

Baltazar " la vertu ",

Je rentre de chez Calder (1). L'idée lui plaît et le prend à la gorge comme la femme de César (10141 av. J.C je crois).
Problème numéro un : le transport.
Problème number two : le délai.
Il va A) étudier le projet B) le réaliser.
En me rappelant " mon " latin et Virgile j'ai compris que Calder le binaire n'a rien de divin : numero deus impare gaudet (" Le n° impair plaît à la divinité ").
Chez le grand sculpteur le silence est poignardé par les grincements de ses mobiles. " Horresco referens ". Je frémis en le racontant. (Encore les Bucoliques de Virgile.)
Bucoliquernent, donc,
Je t'embrasse baïonnette au pied.

F. Arrabal

Calder comme tu le sais a déjà collaboré à Panique.

(1) Alexander Calder: sculpteur américain né en 1898.

 

 

28 mai 1967

Cher Baltazar aux paons,

D'accord pour le mouvement intraréaliste (1) veuf de son entité... mais il doit naître... et mourir immédiatement après sans la flûte sèche de l'automne. Donc une seule manifestation... et que les bites mouillées frissonnent, bruto.
Besos.

F. Arrabal

(1) Mouvement, comme " Panique ", créé avec Arrabal en 1967. Un ami, bijoutier Octernaud, Mirales et Baltazar en faisaient partie.

 

 

Mai 1967

Cher Baltazar de Maldoror,

Je te confie la mission de remercier Giorgio de Chirico (1) pour son tableau que j'appellerai " péruvien " comme le merle qui siffle ses parents.
Combien de temps resterastu en Italie ? N'en profite pas pour épouser une vierge qui aurait des calligrammes.
Chirico est une autre Nature.
Lorsque nousmêmes, " philosophes ", parcourons des routes qui mènent de nulle part au vide, lui pèse les possibilités de la confusion sur la balance de la mémoire. Il réussit à tirer le plus surprenant parti de nos disgrâces. Nous pouvons nous servir de ses tableaux comme de la plus riche des baguettes magiques. Tu peux le lui dire et plus encore.
J'envoie avec toi en Italie mes yeux pour voir les originaux de G. de Ch. et mon coeur...

F. Arrabal

(1) Giorgio de Chirico: peintre italien, né en 1888.

 

 

Juin 1967

Cher Baltazar dans les roseaux,

Je suis au désespoir sur de pervers accords safran.
César (1) donne une fête à l'atelier (2). Gloire aux larges plaisirs implacables. Il veut me montrer des sculptures en mousse, je porterai ma montre qui s'enroule autour de mon poignet hyperboliquement exacte.
Aux spasmes des violons des marées et des mers s'ajoutent des souvenirs de trains qui roulent et de serpents souples expiés par la joie.
Dans le seul frémissement de l'espace blafard j'entrouvre la porte à la Mort (I'm so sinister).
Adieu Baltazar, sois heureux dans l'instant... et trouve des baisers dans les bouquets.

F. Arrabal

(1) " César " : César Baldaccini, sculpteur français, né en 1921. (2) Fête donnée par César à l'atelier pour montrer ses première expansions en mousse pas encore recouvertes de laine de verre et de résine.

 

 

10 octobre 1967

Cher Baltazar,

Me voilà sorti de prison (1) et je ne peux pas attendre plus longtemps pour me raidir contre la brise.
Voilà ma patrie !
Pas un sourire de la terre... où les étoiles ellesmêmes ont de la peine à briller. Une crise de cauchemars me cloue au lit tous les jours jusqu'à midi.
Donnemoi bientôt de tes nouvelles, prince !
Besos.

F. Arrabal

(1) Arrabal risquait alors douze années de prison pour la dédicace d'un de ses livres qui "injuriait la patrie espagnole et Dieu ". Sorti de prison grâce à un comité de défense dont Beckett faisait partie : cf. lettre de celuici dans " Arrabal ", Théâtre de tous les temps, Seghers, Paris, 1970.

 

 

1967

Dear Egyptien de Tegucigalpa,

Rien de spécial. Incroyable la quantité d'Américains que je peux rencontrer ici. Je me suis écrit hier pour me plaindre, assis sur mes genoux.
Je passe des journées trop longues avec Kérouac (1). Il me parle de BelleIle (France) et de ses ancêtres bretons. Il n'y a pas assez de dompteurs ou de lutteurs forains parmi ses arrière-grandspères et encore moins parmi ses " a.g. " mères. La fatigue et la marche anesthésient l'ennui.
Je déteste finalement le tourisme et son parent riche " les voyages "mais j'adore Kerouac, quel balayeur de rancunes ! Je ne pense, en vérité, qu'à dévier vers le sud... vers Mexico D.F. et à faire la fête avec Jodorowski (2).
Une cigarette Camel me déplaît moins que la marihuana. Mais ici je ne fume que des Toscani (Noboli... est le nom USA). Après chaque cigare K ouvre tout... pour respirer !
Je vais finir par donner des noms à mes 6 cartes d'EtatMajor.
Abrazos (Kérouac s'intéresse à ta légende).

F. Arrabal

(1) Jack Kérouac : romancier américain, né en 1922. (2) Alejandro Jodorowski . cinéaste chilien fondateur avec Air" et Topor du Mouvement Panique, né en 1929.

 

 

4 mai 1968

Baltazar,

J'ai reçu un mot de Dali. Il veut t'inviter, avec moi, à déjeuner. Il est fou de tes dessins. Hier soir nous avons fait une fête bestiale (avec chien et alligator). Tu m'as manqué. Dali a parlé de toi à tout le monde. Il veut faire un livre (1) avec tes dessins, les siens et une petite pièce cybernétique de moi. Je me tâte. Je l'admire... et je t'admire aussi mais mon Cimetière (2) me prend tout mon temps. Embrasse Gaël sur le cul de ma part.
Adiós hombre.

F. Arrabal

(1) Ce livre n'a pas vu le jour. (2) " Cimetière de voitures ", pièce d'Arrabal montée au Théâtre des Arts avec JeanClaude Drouot et mise en scène par Victor Garcia.

 

 

1968

Cher Baltazar,

Mao est grand mais moins que ta bite d'un lucide contour qui des jardins la sépare du monde. Ceci n'est pas une hyperbite mais une hyperbate.
Nous nous retrouverons au bazar Baltazar de Pékin avec tes couilles clémentes qui nous gardent du Mal.
Ton mâle, lance au clair.

F. Arrabal

 

 

1968

Baltazar aux pommes !

Sois là dimanche à 4 h (please !). Je joue aux échecs contre Ibañez (1). Mais ne fronce pas les sourcils à la romaine. Marcel Duchamp (2) sera là, plus transparent que ses yeux. Nénuphar d'argent.
Quand arrive la guerre les cafards (blattes, cucarachas) jouent aux échecs mais jamais les fourmis. Normal : elles ne peuvent pas dire " échec et mat " : " je tue mon père " puisque le mâle meurt dévoré par des insectes prédateurs quelques instants après sa copulation. Les éléphants font les fous en chantant " quelle connerie la guerre " avec Jacques Prévert (3). Le roi aveugle montre des gambits sous-alimentés sans rime ni raison. La dame avec sa machine à perfectionner l'appétit entraîne à sa suite des cavaliers d'écume. Les pions en habit noir (ou blanc) soulèvent les jupes des tours obscènes. Avec cette leçon de stratégie en casquette et de tactique à pipe tu pourras suivre nos parties sans lunettes.
En te serrant dans mes bras, je sonne les cloches de ta renommée à toute volée.

F. Arrabal

(1) Ricardo Ibañez : professeur colombien, né en 1926. (2) Marcel Duchamp peintre français, né en 1887. (3) Jacques Prévert : poète français, né en 1900.

 

 

1968

Querido Baltazar y Julio como mi hermano piloto del ejército del Aire español,
Je rentre du Mexique. Quelle folie ! Le milliardaire catalan Barrul nous avait invités Jim Morrisson (1) et moi pour une manifestation "provocatrice " au Palacio de los Deportes. " A la Bastille. " Moi j'aurais dû m'adresser aux jeunes barbares d'aujourd'hui (les contestataires mexicains) dans un discours incendiaire et J. M. aurait dû chauffer la foule par ses " hymnes " et ses gestes... si possible obscènes.
A 6 h, nous sommes partis de l'hôtel... Le Palais était cerné par des tanks... A 8 h, lorsque les jeunes ont commencé à arriver... Le carnage ! Nous nous sommes sauvés... on pleurait... on voulait massacrer Barrull au canon d'abordage. Evidemment il avait disparu. On avait été des hameçons d'or sur les rives de Babylone. La colère nous donnait de l'esprit et la boisson du courage, mais on était impuissants... et coupables. Les poches percées, nous avons bifurqué (à 5 h du matin... au bord d'un sympathique delirium tremens) vers le surréalisme et les cafards. Au matin (11 h 30 à notre sortir du Bar) nous avons mangé 2 pots de géraniums les fleurs saupoudrées d'un peu de boue.
Viva México ! ton Zapata.

F. Arrabal

(1) Jim Morrisson né en 1940 aux EtatsUnis. Poète et chanteur du groupe pop américain les " Doors ".

 

 

1968

Cher Baltazar... près de ta couche,

Dommage et casques à mèche !
Retarde, please ton départ comme l'albatros sur sa claie. Julio Cortázar (1) vient chez moi lécher la vieille paille de la Fontaine de Jouvence. Je songe à un livre avec un de ses textes enchevêtré dans tes dessins comme le Carrosse de Cendrillon dans le Baiser de l'Inconnu. Quel passage pour le LoupGarou ! Où en es-tu avec cette effrontée colombienne, pleine de pois chiches patriotiques ? Grand seigneur, tu as permis qu'elle porte ton épée et avale la profondeur de tes jocrisses en présence de tes amis (de moi). Elle a un bon magot : chaque goutte de ta sève coûte trop cher pour l'acheter dans le Bain des Voluptés.
Mets au moins tes pinces à ton pantalon et ne crève pas ton polichinelle à tourner dans cette roulette sudaméricaine. Parfois je te hais.

Cordialement.

F. Arrabal

(1) Julio Cortázar : romancier argentin, né en 1914.

 

 

1968

Querido licol d'épaules et de torse,

Je ne pourrai pas être là le 16 mai.. (chez Dreager !). Il faut m'excuser auprès du Lazare de Figueras. L'azur inclus, il garde toujours des chocolats de la Marquise de Sévigné sur des cailloux arrondis. On me dit qu'Alain Bernardin lui prête des vierges à coup de ciseaux pour ses soirées. Je glisse, naïf, avec ma perruque printanière.
Je t'embrasse à sépulcre ouvert.

F. Arrabal

Dreager (Edition Draeger) livre consacré à Dali présenté lors d'une fête à la quelle participaient les danseuses du Crazy Horze Saloon dirigé par Alain Bernardin.

 

 

sans date (1968 ?)

Querido Julius obscène et velu,

Orson Welles en " clergyman obèse " a regardé et aimé tes dessins. Il chantait " And the moon shines bright... on the grave of poor Lylle Dale ". En 1962 il est tombé amoureux de Bambi.. l'épouse du peintre mexicain Gironella (1). Il arrêtait le dieu Soleil au seuil de l'enfer. Il languissait au bord de sa splendeur barbare. Gironella, jaloux, voulait tuer sa femme... pour se calmer il déchirait et lacérait (à l'aide d'une la gilette) les " slips ", soutiensgorge, porte-jarretelles lascifs " de su esposa ". La tête de O.W. enluminée sous l'éclairage de l'adultère frissonnait. Les odeurs du mâle blessé et jaloux se mêlait aux puanteurs de la boue. Le spectacle de l'amour est si crapuleux ! Corrompus, l'amour et le sexe, lourds de denrées périssables, transparaissaient, blafards. Orson Welles cherchait... ; la source de vie se tarissait... Il demeurait beau cependant. Souvienstoi de ces faits !!
En opale de l'heure je t'embrasse.

F. Arrabal

(1) Gironella Alberto : peintre du mouvement panique, né à Mexico en 1932.

 

 

non datée

Cher Baltazar,

Des cauchemars provocants crèvent mes songes épais. Le bonheur : faire chanter toute la forêt de mon lit maculé de boue et transbahuté par les chevaux de la nuit.
Qui doiton inviter au banquet (1) ? Qu'estce donc que tu regardes, monstre ? Je pense à Foucault (2), Michaux (3), Barthes (4) et Joyce Mansour (5). Faiton la soirée rue de Strasbourg ?
Auronsnous honte un jour de nos lascifs hiers ?
Occupetoi des courses. Tu as un crédit illimité de 2 000 F.
La mémoire encore endolorie de rêves épouvantables, j'écoute mes paroles écrites à cause du temps qui n'est plus. 0 couleur de la girafe !
Brûlant feu sur flamme, je baise tes mains enchaînées.

F. Arrabal

(1) Arrabal aimait réunir des amis pour des repas, rue de Strasbourg où il habitait alors. (2) Michel Foucault : philosophe français, né en 1926. (3) Henri Michaux : poète français, né en 1899. (4) Roland Barthes : sémiologue français, né en 1915. (5) Joyce Mansour : poète surréaliste, née en 1930.

 

 

mai 1969

Cher Baltazar ,

La Terre a mis au monde nos crânes pour qu'ils murmurent d'amour au long des mauvaises routes.
Soyons cléments dans l'onde du sommeil... Puis ce seront de gracieux décombres que nulle âpre respiration ne tourmente.
Afin que mon âme accueille le souvenir qui passe sans nuits stériles je te salue poète égaré dans la peinture.
Besos et sourdes colères.

F. Arrabal

 

 

Ministère de la Mamelle
Juillet 1969

Cher Baltazar,

J'ai recours encore une fois à tes talents de parachutiste pour te demander de sauter à Cadaquès en juillet (1).
Je m'intéresse beaucoup à ton directeur spirituel (et à ses brebis) et tu me feras un grand plaisir si tu le mets dans le lit de Dali.
Le génie t'adore et paye ton séjour... ses moustaches se délaient en de confus mirages rose bonbon.
Paniquement, Duc.

F. Arrabal

(1) Visite chez Dali avec Arrabal, en juillet 1969, petit séjour à Cadaquès.

 

 

Août 1969

Cher Baltazar,

Je te propose de m'accompagner à un concert pop de l'île de Wight (1), le poète a toujours un penchant pour sa destinée.
Ce mystérieux voyage, je l'entrevois comme un vestibule de marbre si l'on ouvre les écluses.
John Lennon (2) doit venir. En tout cas il sera à la maison pour le dîner de mercredi.
Besos chargés de souvenirs.

F. Arrabal

(1) Ile anglaise de la Manche rendue célèbre par les festivals " pop " qui s'y déroulèrent en 1969 et 1970. (2) John Lennon : chanteur des Beatles, assassiné en 1980.

 

 

6 septembre 1969

Cher Julius Baltazar,

Oui. Tu peux devenir président du Centre d'Etudes Paniques (1) ton frère aussi et toutes tes maîtresses... mais les fils du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. Folle et vaine ambition que celle de l'esprit ! Voilà ton mal : rêve !
Ta peinture règne sur le deuil et sur la fête... mais tes émotions les plus hautes... tu en es réduit à les simuler. L'art est simulacre.
Besos pánicos.

F. Arrabal

(1) Il est dit dans le livre d'Arrabal " le Panique " éditions 10/18, Paris, 1973, que tout le monde peut devenir président du groupe Panique.

 

 

1969

Cher apprenti,

Nous serons à 4 h 30 avec S. D. à la devanture de la bijouterie (1).
Sois précis et étoilé. Ne rêve pas aux bilboquets au coin de la toile. Garde ta bite sous un capuchon de cire.
On t'aime jusqu'en province avec ou sans médaille.

F. Arrabal

S. D. m'a avoué que Madame Ta Mère l'a traité d'allumeuse et de patricienne.

Idée :
tu viens avec Arthur Miller (2) (sans M. M.) Dali sera aux anges avec des frissons de nylon.
Son chouchou (A. L.) de retour de Casablanca est noir (noire) comme une fleur d'ambre. Chargetoi des vins. Nous fêterons le cul de ton exquise fiancée aux ciboires d'étain.
Besos.

F. Arrabal

(1) Baltazar était apprenti chez le bijoutier Arthus Bertrand, rue de Rennes, où Dali et Arrabal venaient le chercher après son travail. (2) Arthur Miller : dramaturge américain, né en 1915.

 

 

non datée

Baltazar jumeau,

Serastu là, avec Arthur Miller au cri du coucou à l'heure fragile des biscuits au gingembre ?... Tu es trop cloîtré dans l'immortalité.
Je suis tombé en pâmoison à la lecture de ta missive (permissive !). Je m'exile en mon destin.
La solitude t'est grille et la peinture, jalousie ; heureusement que tu te repais de provocation. A propos, le ministre Miss Dornano a été scandalisée... s'il savait...
Entre deux chimères je pense à toi, en escarpins.

F. Arrabal

 

 

sans date (1969 ?)

Cher corymbe aux nonchaloirs,

Mets ta jaquette garantie pur porc, tes dragées pour baptême, ta prose noire et prends ta plume. Donnemoi de tes nouvelles ! Où te cachestu ? Rimbaud m'a plagié : " Il pleut doucement sur la ville. "
Witold Gombrowicz se lève loin des métempsychoses. Il est intelligent et sournois, il écrit comme Zeus... sur des dressoirs.
Il traverse la morale avec fracas et... rigueur. Aux Lettres nouvelles, entre collègues (nous moudrons des gigues et des livres dans la même boutique), il se montre caressant. Il veut refleurir' sa rose... et faner la mienne ?
Truman Capote allait au but... sans affectations gombrowicziennes. Sans amour et sans haine. Sans plaisir et sans peine ? Dans ses livres, il chante comme un enfant bercé. C'est un voleur d'étincelles. Ecrismoi, monstre Sur mes os tassés je soupire.

F. Arrabal

 

 

 

sans date (1969 ?)

Dear flocon au poignet de fer,

Julio Cortázar, entre deux courbettes au tyran de Cuba, se souvient qu'il est écrivain... aussi. Il t'adore : c'est un homme de goût (... mais quel dégoût que ses goûts politiques !). J'aime Cortázar... à cent mètres du plafond. Rimbaud parle de " l'héroïsme de la découverte ". Lawrence Durrell me plaît au repos. Il emmène l'accident et l'harmonie aux ritournelles de sa prose. " Mêle à l'éclat du jour la tristesse des soirs. " Il boit trop et veut embrasser (en France seulement ?) toute bouche d'homme à portée de son caprice morose. " Il pue de la gueule "... (quelle humble phrase). Sa langue de chauvesouris titille, sculptant le cauchemar. Le fardeau de sa lubricité molle traîne derrière lui... et, des fois, devant. Mais j'admire l'écrivain plein d'éclairages, de riches brises.
J'attends toujours tes dessins ! ?
Besos sans responsabilité.

F. Arrabal

 

 

 

Janvier 1970

Cher Baltazar,

Ton exposition (1) (à Paris) dans ses nacres et son miel est digne de nous. J.P. Aron (2) l'a beaucoup aimée.
Dommage qu'il n'y ait pas un catalogue pour immortaliser ces sculptures si fragiles... comme la mélancolie. Nous avons acheté (avant mon départ) celle avec les verres en plastique et Luce (3) a choisi le collage Kafka tout embaumé d'ardeur et d'énigme.
Tel un souffle exhalé à tout jamais dans le néant la critique ne peut rien contre toi.
Besos " cariocas ", mon barbare.

F. Arrabal

(1) Au verso de la lettre : Exposition d'objets intraréalistes. Galerie F. Besnard. Passage SaintAndré des Arts. Paris, du 16 au 31 janvier 1970. (2) JeanPierre Aron : écrivain français, né en 1925. (3) Luce MoreauArrabal épouse d'Arrabal.

 

 

 

4 août 1970

Cher Baltazar,

Merci pour la collection de Pékin informe (1). J'en avais besoin pour ma pièce.
Dali est toujours égal à luimême. Il t'adore. Fais attention
Gala (2) garde un souvenir bizarre de toi. Elle est géniale et insupportable. Lui : génial aussi et dépressif. Ils forment le couple le plus passionnant du XXe siècle (je garantis les 30 dernières années).
Poétiquement parlant l'empire artistique est fait d'une collection d'accidents hétérogènes. Tu n'es qu'un volcan. Ta chance: il n'y a que des collines fades autour de toi.
Besos.

F. Arrabal

(1) Revue maoïste. (2) Gala Dali : épouse du peintre, née à Moscou en 1899.

 

 

 

1970

Baltazar la vigueur,

Je n'ai pas reçu de réponse à ma lettre, même pas à dos d'hirondelle. Mon adresse figure au bas de cette feuille sur la terre comme au ciel. Tu m'as demandé de te présenter à Charlie Chaplin (1)... et je reconnais (une fois battus les tapis) que... Estce la raison de ton silence ?
Caché en " suisse " (je déteste les jeux de mots aux épingles de sûreté), le génie du cinématographe, C.C., ne reçoit à part les vieux de la vieille que des médecins végétariens ou des buffets Henri IV. Un aprèsmidi, soyons exacts comme Samothrace, j'ai vu chez lui un homard inconnu mais à l'américaine. Je te jure, pas plus de Monsieur Seguin que de ses deux chelems.
Il parle presque toujours du 7e (plus ou moins). Art fouetté par des souvenirs renversés. Il a été volé, brigandé, dépouillé, détroussé, prévariqué, extorqué, grivelé, spolié, roulé, floué, friponné, filouté, maraudé et exploité par des parasites aux voix de cachemire en nylon. Vu son jardin et ses possessions (CH), les chenapans se sont construit une Atlantide de nababs en fracassant leur vaisselle.
En visant ton coeur avec ma moutarde je t'envoie ma lumière d'hiver.

F. Arrabal

(1) Charlie Chaplin (Sir Charles): cinéaste anglais, né en 1889.

 

 

 

Mars 1971

Baltazar au Tonneau de Poudre,

Pamela et Jim Morrisson sont à Paris. Ils veulent venir à la maison avant leur voyage en Espagne... Lui a peur de répéter l'aventure Barrull, cette foisci dans mon beau pays aux yeux capotés. Ils sont à l'Hôtel ou chez elle rue Beautreillis. Je les ai trouvés très déprimés. Lui à la recherche de l'absolu. On dirait qu'il veut purifier le coeur des humains au moyen de la terreur. Peutêtre Aristote atil assigné à la tragédie cette mission... mais lui est plutôt sous l'influence de la brise alizée de Rimbaud ou de Panique. Elle, étrangère à notre planète, demeure sans relâche dans l'Empire du Dormir Debout.
Pourquoi aimeton le chanteur ? Quel éventail de caresses mais le poète (l'écrivain) est un maître à la Muse pucelle.
On dirait qu'ils essayent désespérément de tomber plus bas que terre dans le sang d'un nouveau déluge.
Sourd comme Dieu je te bénis.
" Peace and love ", disentils.

F. Arrabal

 

 

 

Mai 1971

Baltazar au baril de poudre, dear Julius,

Vu Buñuel (1)... avec John Lennon... et sa fiancée... japonaise (?). Cannes est un salon littéraire et un saloon de gangsters et même une orphelinetrempetonpain. Personne ne veut voir Picasso. Buñuel : " Des fois qu'il nous montre ses tableaux " (Il faut dire que le reclus est très cassepieds à l'heure d'exhiber ses rectangles barbouillés). Lennon : " Sommes trop pressés... cette année. " Fiancée : " Yes. "
Picasso (3) fâché par le titre de mon film va peindre un Viva La Vida. Rien à faire, il prend tout au premier degré comme l'oreiller blanc des vierges. Qu'il est beau sur les photos, tel un caméléon pailleté de galaxies... mais en chair et en os... et surtout " parlant "... hélas... Je l'adore néanmoins et je veux m'obliger à apprécier ses " tableaux ".
Besos gitanos.

F. Arrabal

(1) Luis Buñuel : cinéaste espagnol, né en 1900. (2) Yoko Ono. (3) Pablo Picasso : peintre espagnol, né en 1881.

 

 

 

13 octobre 1972

Cher Baltazar,

(Faudraitil encore une fois goûter au fruit de l'arbre de la connaissance pour retomber en état d'innocence ?)
Quel heureux jour !
Tu m'as permis de rêver l'impossible.
(Tout ce qui se passe n'est que symbole)... mais ce qui reste est l'úuvre des artistes. Je suis bouleversé par ton exposition.
Besos.

F. Arrabal

 

 

 

Octobre 1972

Cher Baltazar,

Je peux te donner un peu d'argent pour ton voyage au Canada... je vais à l'abîme hasardeux.
Voici 2 500 F : somme que j'extirpe de mon âme et de Viva la Muerte (1).
En échange inclusmoi dans tes prières du soir (avant de te caresser, pute). Tandis qu'au seuil de mes cauchemars, des loups se cachent sous ma rétine. Je t'embrasse, malade.

F. Arrabal

(1) Film de Fernando Arrabal de 1970.