
INTERVIEW:
Un cheval fou dans
un monde de girafes
Rencontre fortuite avec Fernando Arrabal*
Entretien Jean Portante
On en a beaucoup écrit sur Fernando Arrabal, sur ses
livres, son théâtre, ses films, sa peinture. Sur
sa personne aussi. Qu'il était un expert en provocation,
un maître du grotesque, de I'exagération, de l'ilmprévisible,
du paradoxe, un fanatique de la marge. Bref qu'il était
tout, sauf «normal», lui qui soulignait justement
que on n'est pas normal d'être normal...
Alois qu'il s'apprète à publier chez Plon un livre
sur son père. mystèrieusement disparu en s'enfuyant
des prisons franquistes en 1941, nous avons rencontré chez
lui ce dernier surréaliste, à Paris où il
vit depuis 1955, au 22 de la rue Jouffroi-d'Abbans, dans le17e
arrondissement. Et avons tenté i'intentable,à savoir
un entretien. Tout an sachant que le jeu ne larderait pas à
se substituer du traditionnel va-et-vient des questions-réponses.
S'est ainsi, au fil du dialogue, reconstruit un fragment de l'univers
qui hante aujourd'hui le poète. En voici quelques moments
forts.
- Le Jeudi: «L'année qui vient de commencer
a ouvert une polémique plutôt bizarre: les uns prétendent
que l'humanité a déjà franchi le pas du
millénaire, les autres que non. On o donc l''mpres sion
d'être dans une espèce d'entre-deux où le
temps aurait soudain disparu, une année perdue entre les
siècles, non?»
Fernando Arrabal: «Nous sommes en d'année
2753 après la fondation de Rome. Je ne suis ni Witgenstein
ni Kant, je ne crois pas que le temps existe, je ne pense même
pas qu'il soit relatif, Il est inexistant. Alors cette querelle
byzantine à propos de cette comptabililé que vous
évoquez n'a pas de sens pour moi. J'ai envie de piquer
une colère quand on me parle de cela, mais je suis comme
Socrate: c'était parce qu'il était en colère
qu'il ne fouettait pas son esclave. Toutes ces querelles, ça
fait partie de ce que j'appellerai des oxy-morons de chiffres.
L'oxymoron renferme une contradiction en soi.»
Le Jeudi: «Pourtant vous vous dites fervent de la
symbolique des chilffres. Les trois zéros après
le 2 ont fait fantasmer pas mal de monde...»
F. A.: «Notre dialogue est tout à fait cocasse,
vous me parlez de temps et vous sautez aux chiffres. Je ne vois
pas la relation. Cela n'a pas de sens. Entre la nuit du 31 décembre
2752 aprés la fondation de Rome et le matin du 1er janvier
2753 après la fondation de Rome. j'ai passé cinq
heures à écrire, comme un moine.»
Le Jeudi: «Vous êtes né en 1932, avez
donc eu l'occasion de visionner la plupart des horreurs du siècle.
Hitler, Franco et le reste. Quel regard jetez-vous sur tout cela?»
F.A.: «J 'étais témoin indirectement
---c'est plutôt les gens qui m'entouraient qui ont participé
- par exemple mon père.. Mais je n'ai pas de racines,
je ne suis pas comme un pot de fleurs, j'ai des jambes. Je suis
donc passé d'un pays à un autre. Ces événements
sont liés au contexte géographique. Mais j'aurais
pu être un témoin, même si j'avais vécu
aux antipodes - c'est-à-dire en Nouvelle-Zélande.»
Le Jeudi: «Mais un jour, quand vous êtes rentré
en Espagne, la police franquiste vous a arrêté.»
F.A.: «Oui, en effet, comme beaucoup d'autres j'ai
été arrêté. Ce n'était pas
un privilège. De toute façon c'était le
seul hommage que pouvait rendre un régime de ce type à
un poète: enfermer et interdire son oeuvre. C'est comme
si on m'avait donné un prix» Le Jeudi: Vous
dites quelque part que c 'est un art de poser des questions.
Que même les flics qui, en 67, vous ont arrêté
en Espagne posaient des questions merveilleuses. Alors, quelles
sont les questions que vous vous posez?"
Le Jeudi: «Vous dites quelque part que c'est un art de
poser des questions. Que même les flics franquistes qui,
en 67, vous ont arrété en Espagne posaient dés
questions merveilleuses. Alors, quelles sont les questions que
vous vous posez?»
L'indiscrétion des réponses
- F.A.: «Je crois que j'ai dit que les questions
ne sont pas gênantes. Ce sont les réponses qui peuvent
être indiscrètes. Les policiers qui m'ont interrogé
avaient un côté girafe avec cuirasse d'acier, lis
étaient effrayés et, en même temps, déterminés.
Comme cela correspond à leur profession. J'imagine Platon
lorsque les pirates l'ont assailli sur le chemin dAthènes.
Entouré d'un troupeau, d'un troupeau de girafes.»
Le Jeudi: «Des girafes?»
F.A.: «A cause de la maladresse des girafes. l y avait
un côté louchant chez les policiers, puisqu''ils
étaient dans l''inconfortabilité des fonctionnaires
qui étaient sur le point de pouvoir torturer et en même
temps de perdre leur emploi.
Maintenant, je me demande si tout ça s'est fait dans l'indétermination
ou dans l'incertitude. C'est ça, la question. Et je pense
que c'était dans l'incertitude qui est - je suis content
pour les policiers - un degré moindre de l''indétermination.
L''indétermination est définitive. Puisque vous
êtes Luxembourgeois, VOUS devez savoir que Heisenberg o
parlé pas loin de chez vous de ça. Il a eu le prix
Nobel pour ça, l'année de ma naissance.»
Le Jeudi: «Vous n 'aimez pas beaucoup le mot avant-garde
quand il s'agit d'art, Ça vous fait penser à la
guerre...»
F.A.: «Je n'aime pas ce mot à cause de l'armée.
de la guerrre. Mais il faut envisager que la littérature
et l'art, ce n'est pas un témoignage n'un miroir. Mais
un combat. J'ai beaucoup aimé les militaires qui m'ont
entouré. Par exemple mon père était militaire,
et mon maître Cervantes a tran-ché: il pensait que
l'armée était supérieure à la littérature.
J'ai par conséquent beaucoup de sympathie pour les militaires,
une sympathie qui ne doit pas aider jusqu'à s'introduire
dans leur propre terrain.
Mais comme il n'y a pratiquement plus de guerres, les militaires
jouent au golf. Mon frère est général de
l'armée de l'air et il joue au golf: c'est la meilleure
solution pour les militaires.»
Le Jeudi: «le golf comme continuation de la guerre par
d'autres moyens?" F.A.: «C'est un jeu. Donc
une vision divine du présent. Et puis, c'est un jeu présidé
par le hasard et où joue beaucoup la stratégie.
C'est une manière ignoble de parler de tactique. Comme
dans le jeu d'échecs qui me plâit parceque c'est
un combat de boxe. Comme la littérature qui est aussi
souvent un combat de boxe contre ses propres souvenirs. Et c'est
là que le poète peut se foire du mal, en combattant
avec lui-ême. Face à la glace. J'ai été
très touché lorsque quelqu'un m'a fait cadeau d'un
miroir qu'on ne peut pas casser. Un miroir métallique.
c'était surprenant . Et tout ce qui est surprenant peut
atteindre la vérité. Le Jeudi: «Et
vous vous y êtes regardé?»
F.A.: «Beaucoup. Je suis une créature de
Dieu, il m'a créé à son image, donc je me
regarde pour savoir comment il est. Dieu. Dans mes tableaux je
montre souvent mon aspect physique, l y a en lui le portrait
moral. Lorsque j'étais avec le roi d''Espagne il y a quelques
semaines, j'ai vu ses mains. Alors j'ai dit que les lignes de
la main sont très importantes. Elles ne montrent pas l'avenir.
mais le moment dons lequel nous vivons. C'est pour ça
que Mandelbrot, le créateur des fractals, s'intéresse
maintenant à Dieu. ll s'intéresse en même
temps aux finances et à la météorologie.
On peut expliquer d'une manière rationnelle comment la
bourse a monté, mais on ne peut pas prévoir l'avenir.»
Le Jeudi: «Dieu est plutôt en baisse aujourd'hui,
non?»
F.A.: «Là, vous blosphémez. Je parle
de l'étude de la divinité, l'étude qu'un
profane fait de la divinité. D'ailleurs, je pense qu'il
n'est pas croyant, Mandelbrot. Mais il s'intéresse beaucoup
à la théorie des motifs, dernier avatar de la théorie
des fractals. Les motifs divins, de la divinité Observés
de notre point de vue profane.»
Le Jeudi: «Pourquoi n'aimez-vous pas les touristes?»
F.A.: «Vous faites allusion à des articles
que j'ai publiés un peu partout dans le monde. Même
dans L'Equipe. C'est là que vous l'avez lu?» Le
Jeudi: «Non, sur votre site web.»
F:A:: "Ah! je m'interesse beaucoup à la création. Delui qui refuse la création refuse.. Dieu. A l'heure de choisir le nom de mon site qui a été construit par une femme remarquable, une grande artiste allemande qui s'appelle Franziska Megert, elle m'a dit qu'il fallait que ça s'appelle "Arrabal point com"! Com c'est commun. Je ne peux pas être commun. Ce sont les Titans, Hitler, Staline et tout ça qui voulaient qu'on soit communs. Alsors j'ai choisi "org".
Il faut voter des chevaux
Mais pour revenir aux touristes que vous évoquiez, dans
mes articles je parlais de Las Vegas, du tigre blanc, de l'hôtel
The Venitian avec sa Venise virtuelle... J'ai reçu beaucoup
de courrier me disant que dans Le Monde on avait fait des pages
sur ça, qu on m'avait copié. Plagié. Mais
c'est très bien, plagier. Plagier est un mot grec qui signifie
"voler un cheval". Il faut voler des chevaux par-ce
que les chevaux, c'est la drogue. Un être humain est comme
un arbre. Lorsqu'on coupe des branches, c'est parfait. Ça
pousse mieux. Mais dans cette histoire des touristes, je me suis
intéressé au virtuel. Parce que l''illusion m'a
toujours intéressé. L'intelligence artificielle.
Lorsqu'on m'a fait cadeau d'un jeu d'échecs électronique,
j'ai joué contre l''intelligence artificielle. Alors la
machine m'a demandé: "vous êtes un autre ordinateur?",
parce que j'avais renversé la situation. C'était
une insulte. Moi je voulais vaincre l''intelligence artificielle.
Le monde virtuel, c'est le monde du coitus interruptus, ce n'est
pas le mien"
- Le Jeudi: «Et c'est quoi,le vôtre?»
F.A .: Cest'un monde qui se passe dans ce que j' appelle
l''intelligence, toute seule. C'est-à-dire l'art de combiner
des souvenirs. Ce que ne peut pas faire la machine. Combiner
l''imagination et s'en servir. La machine fait autre chose. D'ailleurs.
elle ne croit pas en Dieu. Elle ne croit même pas en Dieu,
elle ne croit même pas à sa propre intelligence.
Elle ne peut pas être vaniteuse. C'est pour ça que
Las Vegas est très curieux: ll s'agit d'un nouveau Disney-land
virtuel. On y retrouve Venise et des gondoliers virtuels qui
vous promènent dans des canaux qui sont plus canaux que
ceux de Venise. C'est parfait. Même le ciel, puisque tout
se passe dans une grotte, dans le sous-sol de l'hôtel The
Venetian, est parfait, avec des étoiles. On ne risque
pas d'être confronté à la réalité,
les tempêtes, un cataclysme, rien.» Le Jeudi:
«Et vous n 'avez pas peur que t''intelligence art iticielle
l'emporte sur l'humaine ?»
F.A. : «Elle ne peut pas gagner. Ce sont deux choses
différentes. Elle peut gagner aux jeux d'échecs.
C'est une esclave. Socrate avait des esclaves. Maintenant on
a des machines, c'est mieux. C'est plus tranquillisant. Ce qui
est bien, c'est que tout ça renforce l'individualisme.
Alors que le monde qui a fini en 1980 était un monde de
groupes. Maintenant on a le malheur et le bonheur d'être
tout seul.» Le Jeudi: «Et te monde réel.
vous y intervenez?»
F.A.: «J'étais dans tous les cataclysmes.
J'ai paricipé Bien avant les autres. Alors quand on me
dit aujourd'hui: "participe". cela ne me dit plus rien.
Par exemple, aller au Cambodge au moment oû l'on était
en train de tuer un million de personnes, ça m intéressait.
Puis, quand tout le monde, y comprisle bureau politique à
Moscou a dit que c'était une atrocité, il n'y avait
plus d''intérêt que j'y aille.» Le Jeudi:
«Vous avez écrit pas mal de lettres, au roi
d'Espagne récemment, mais aussi à Castro ou à
Franco. Q'est-ce qui vous a poussé à le faire?
Ce que vous écriviez ailleurs, vos pièces, vos
films vos poèmes. votre prose, n 'était pas suffisant?»
F.A.: «C'était une folie suicidaire. Puisqu'au
moment où j'ai écrit à Franco, il ne fallait
pas le faire. Personne ne l'a fait. Il était en vie et
se vengeait. Et il était mille fois plus fort que moi.
A ce moment tout le monde était franquiste en Espagne,
puis une fois que Franco est mort tout le monde est devenu antifranquiste
et ma lettre à Franco est devenue un affront pour eux.»
Le Jeudi: «Aujourd'hui, vous écririez une
lettre à qui?» F.A.: «J'écrirais
ou diable. Ou a Dieu. Mais j'ai très peur parce que, si
je le fais, on va de nouveau dire: "mais il se mêle
de quoi. Arrabal?". et dans cinq ou dix années tout
le monde va écrire des lettres à Dieu ou au diable.
Alors j'ai un peu peur, mais j'ai trés envie d'écrire
à Dieu.» Le Jeudi: «Pour lui dire quoi?»
F.A.: «Pour lui dire de me laisser gagner une partie
d'échecs. Je voudrais jouer une partie d'échecs
contre lui et au moins faire nul. Moi avec les blancs.»
Le Jeudi. «Je n'ose pas y penser. Dieu ne peut pas
perdre. Il peut ou maximum faire nul. Non, il ne peut pas pendre,
Dieu. Ce n'est pas possible. Il m'a créé, moi,»
Entretien Jean Portante
'Dernier livre paru: Beauté inversée (avec le
peintre
Arthur Unger). Luxembourg.
1999, Editions European
Communication Agency.
Porté disparu. Paris, février 2000. Editions Plon.