VIANMEY Aubert
Lautre jour, une flasque de whisky à la main, Fernando Arrabal a fait sensation au procès Houellebecq. Au président du Tribunal qui linterrogeait sur sa profession, il a répondu :« piéton». Eclats de rire dans la salle. Et soulagement. A 70 ans (1), le pape du théâtre davant-garde des années 60-70 na rien perdu de son goût pour la provocation sur scène. Comme quand il invitait, sous les huées, les anarchistes espagnols de la Centrale nationale des travailleurs à revendiquer « leur droit aux apparitions de la Vierge». Ou quand il faisait fuir les spectateurs du Palace en leur offrant en guise de pièce un homme seul, assis en position du lotus, murmurant des propos incompréhensibles.
On lavait un peu oublié. Réfugié dans son appartement bourgeois du XVIIe arrondissement, le petit homme continue pourtant dinonder le monde de ses uvres. Soixante-dix pièces, douze romans, seize essais et épîtres, cent cinquante livres pour bibliophiles, sept films, des expositions de photos et de peintures... Sa femme dit quil travaille dix-huit heures par jour, enfermé dans un bureau dans lequel personne na le droit dentrer.
Lui dit, satisfait et fanfaron : « Ma vie une série déchecs » Il voulait être soliste, il est sectateur à lOpéra. Il voulait être champion déchecs, il nest bon quà tenir une chronique dans LExpress où souvent il parle de tout sauf de jeu. Il cultive à loisir son image dartiste foisonnant à la parole déconnante. « même sil défie Franco Franco (NDLR : pour avoir écrit une dédicace blasphématoire sur un de ses livres, il fut emprisonné à Madrid) et Castro, Arrabal nest pas un contestataire, un prêcheur militant; cest un homme qui joue; lart tel quil le conçoit est un jeu, et le monde devient un jeu dès quil le touche», a écrit son ami Kundera.
Sitôt poussée la porte de lappartement, le monde se met à tourner autour du maître des lieux. Son portrait peint sur tous les tons et sous tous les angles se répète à lenvi dun mur à lautre. La bouteille de Lirac, généreusement déposée sur la table de ferme, est décorée à son nom. Ici, des heures durant, pour peu quil ait un compa-gnon de la grappe à sa table, il défait le monde dans un joyeux délire verbal.
ll y a quelques semaines, Michel Houellebecq était de la par-tie. Il est resté dix heures. La conversation a dû sauter des Antiques aux mathématiques, des fourmis aux religions... Cer-tains soirs, ils viennent nom-breux se réchauffer au son de sa voix chantante, lancer des ana-thèmes sans lendemains, se ga-ver de formules à lemporte-pièce et fabriquer des théorèmes à faire sortir de tombe tous les scientifiques. On y court... « Même Xavière Tiberi », confie-t-il fièrement. Au milieu de la pièce, Fernando Arrabal trône tel un petit duc au milieu de ses souvenirs. Dans un désordre aussi joyeux que sa vie, il les fait surgir un à un pareil à un magicien qui chercherait à épater la galerie en tirant un lapin de son cha-peau. « La vie m a donné des joies que je ne mérite pas du tout », confesse-t-il.
Tout a commencé quand il arriva à Paris en 1955, à lâge de 23 ans. Il avait décroché une bourse pour étudier pendant trois mois. Il nétait quun petit Espagnol à la santé fragile, dont le père avait été condamné à mort au début de la guerre ci-vile. Pour son plus grand bonheur, la maladie décida de se pencher sur lui. Elle le contrai-gnit à lhospitalisation et à pro-longer son séjour dans in ville des Lumières. Il ne la quittera plus. Il en fera le centre de son univers, que dis-je, de lUnivers.
Cest à Paris quil sattable avec les surréalistes parmi les-quels Magritte, fauché, se fait payer ses boissons. Là quil crée le mouvement Panique avec ses deux compères Jodorowski et Topor son grand complice décédé il y a cinq ans, auquel il consacre un livre (2) ; quil joue aux échecs avec Tristan Tzara pendant les huit dernières années de la vie du fondateur du mouvement Dada; quil rend vi-site toutes les semaines à Io-nesco pour parler de lexistence de Dieu des après-midi entiers. Là encore quil se lie damitié avec Beckett, lequel écrira aux juges espagnols : « Arrabal doit beaucoup souffrir pour écrire. Najoutez rien à sa peine».
ll se perd avec délice dans le labyrinthe de sa mémoire comme sil marchait dans les couloirs dun panthéon tor-tueux. En apôtre de labsurde, il se dit quune loi mathématique expliquera un jour pourquoi écrivains, .peintres, photo-graphes se sont accrochés à ses souliers aussi naturellement que les puces au flanc du chien errant. Il ny en a quun dont il na pas envie dévoquer le sovenir, cest lAméricain Bobby Fischer, suprême génie des échecs, qui, en pleine guerre froide, mata la prestigieuse école soviétique. Lévocation de son nom suffit à faire pâlir Fer-nando Arrabal. Bobby Fischer, toujours vivant mais déjà dans la fosse commune. Pourtant, que ne la-t-il aimé!
En 1959, jeune écrivain, il est distingué par la Fondation Ford en compagnie dautres auteurs européens parmi lesquels Italo Calvino et Günter Grass. Pour récompense, il est invité aux Etats-Unis. On lui propose de rencontrer lécrivain de son choix. A Hemingway ou Mailer, il préfère Bobby Fischer, prodige de quinze ans inconnu au pays du base-ball. Il assiste à sa victoire aux championnats des États-Unis dans un self-service bruyant.
Il suit ébloui son ascension, lui consacre deux livres. Et puis... Patatras. « Je pensais que cétait un saint, un homme dune intelligence supérieure qui sacrifiait tout à une idée noble. Et puis, il a fait ces horribles déclarations antisémites... », dit-il avec un accent de tristesse dans la voix. Il nen veut pourtant pas aux échecs, qu il a découverts au sanatorium. Il continue quand il sennuie au théâtre à se réfugier dans des parties homériques.
(1) A loccasion du 70 anniversaire de Fernando Arrabal, lespace Accatone à Paris accueille pour un mois (du 16octobre au 17 novembre) une rétrospective de ses films. Lecture de ses poèmes et pièces le samedi 19 et le dimanche 20 octobre.
(2) « Champagne, pour tous ! », Fernando Arrabal (Stock).